Le potentiel de la question
Qu’est-ce qu’un acte créatif pour l’acteur ?
Et quel est le rôle de celui qui accompagne le travail de l’acteur quand ce qui est en jeu est un processus créatif et non simplement un procédé productif ?
Se pencher sur le travail de l’acteur c’est, inévitablement me semble-t-il, se pencher sur le processus vécu par un individu déterminé, se pencher sur l‘éclairage de ses enchaînements internes qui donnent origine à tel ou tel résultat expressif, c’est enquêter sur les conditions qui favorisent ou bloquent son acte créatif : « L’acteur doit comprendre que sans l’impulsion de créer, sans les forces créatives que chacun porte en soi, il n’existe pas de causes qui, partant de l’extérieur, produisent de l’art créatif à travers nous. » (Stanislavski).
Deux points me paraissent fondateurs, tant pour celui qui expérimente dans sa chair que pour celui qui l’y aide : le potentiel de la question et l’amour de la recherche.
La création est une plongée dans l’inconnu, l’émergence de ce qui est « caché en nous ». On ne peut créer si l’on reste dans le connu ; viser un certain résultat suppose de le connaître à l’avance. Cette recherche de résultat est ce que Stanislavski décrit comme le désir de « créer une fleur sans l’intervention de la nature », au contraire de l’acte créatif qui est l’observation de cette même « nature dans son processus de structuration, de devenir « fleur ». L’acteur c’est de la vie, certainement pas un beau tableau animé.
Plus qu’une technique – entendue comme une accumulation d’habiletés – ce qu’il faut s’efforcer de faire avec l’acteur c’est de renforcer en lui l’amour de la recherche et la possibilité de rencontrer des questions et de les explorer, quelque soit le niveau de travail où il se trouve. La question pousse l’acteur vers l’avant, l’entraîne à se découvrir ; des réponses trop rapides (ce personnage est ou ressent ceci ou cela) le figent dans le rôle de celui qui va « être nourri ». Écarter les questions par des réponses toutes prêtes est méconnaître le potentiel et la curiosité contenu dans le non-savoir.
« La voie négative » selon Grotowski, c’est en partie cela : proposer des brèches pour « entrer », localiser ce qui empêche l’acteur d’être en contact avec lui-même, pour parvenir au pas suivant : le choix des stratégies à utiliser dans telle situation et pour tel individu. La présence d’un accompagnateur se justifie dans ce qu’il peut, du fait de son expérience et de sa position d’observateur, mettre plus rapidement l’acteur devant certaines interrogations qui auraient pu lui échapper durant son parcours. Les exercices proposés sont ainsi des défis pratiques, concrets, liés à la découverte d’un chemin personnel de création. Il est aussi important de résister à l’acteur, de résister au besoin de sécurité qui le fait « rester où il est » et ne pas vouloir entrer en recherche. Résister à l’inertie, au confort , à la peur qui paralyse. Résister aux détours et aux clichés qui sont parfois comme une seconde peau chez certains. Cette résistance aux stratégies d’évitement de l’acteur doit, malgré tout, partir de l’acceptation de celui-ci et non d’un processus de manipulation pour le conduire à être ou devenir ce que l’on projette.
Un travail de création doit résulter d’un entraînement corporel et vocal et d’une recherche pratique autour de trois questions principales : la relation entre structure et spontanéité, le travail sur le flux ou l’organicité des actions, le travail sur la place des associations et des images dans les partitions corporelles. Cela nécessite pour l’acteur un entraînement approprié et l’observation de sa propre manière d’être, afin d’une part qu’il entre en contact avec les impulsions internes qui le font s’exprimer et agir de manière organique, d’autre part qu’il prenne appui sur celles-ci pour explorer l’ensemble du matériel à sa disposition : textes, objets, étude de personnages, relation aux partenaires, à l’espace… Ce processus permet à l’acteur de découvrir peu à peu la structure de son jeu, non comme quelque chose d’extérieur à lui, quelque chose qu’il doive interpréter, mais comme l’architecture visible d’un travail qui consiste à transformer ses impulsions internes en une partition d’actions crédible à ses propres yeux.
Au cours de la pratique, on redécouvre les « bons flux », on se souvient et on oublie un nombre incalculable de fois. L’organisme semble infatigable pour trouver différentes façons de sortir du travail : il veut fixer ce qui a été – refusant le renouvellement par transformation –, il veut être « prêt » – se fixant sur le projet, oublieux de l’instant –, il feint d’expérimenter – sans vraiment sortir de la sécurité.
« Le secret de la génialité de l’artiste ne se rencontre pas dans la force expressive extérieure mais dans la force de notre attention la plus complète au moment qui passe. » (Stanislavski). C’est comme si, dans l’action et parce que nous sommes complètement en elle, nous pouvions « voir » non avec le mental qui juge et corrige mais avec notre « être organique » qui, suivant l’état de l’action, ajuste.
Quand nous sommes véritablement en relation avec ce qui se passe, nous vivons un engagement musculaire précis et en transformation. Ce sont de petites tensions, des relâchements et ouvertures, des micro-contractions musculaires qui s’engagent dans l’action. Quelque chose comme un travail psychophysique qui investit les bases organiques de l’action, tant vocale que corporelle. L’attention de l’acteur se tourne ainsi vers d’innombrables détails et il commence à développer la mémoire d’un corps-action qui se révèle être la structure dont la relation a besoin. La recherche sur « l’action physique » dont parlent Stanislavski et, plus prêt de nous, Grotowski, me paraît commencer en ce point ; et elle se développe autant dans une relation vertical – de soi à soi, vers la compréhension organique du processus créatif – que horizontal – la possibilité de partager ce processus avec le partenaire, le spectateur.
L’acteur et son texte
(publication dans ATO AÇÃO, Journal de l'Université UNIRIO - Brésil)
Il est communément attendu de l’acteur qu’il s’appuie principalement sur le sens du texte sur lequel il travaille pour créer son personnage et ses actions : comportements, relations, objectifs, états émotionnels…
Tout le travail de l’acteur consiste ainsi à se conformer physiquement et psychologiquement à des constructions mentales inspirées du sens du texte. Ce que nous appelons créativité de l’acteur n’est donc bien souvent qu’un processus d’imitation : être la copie la plus fidèle et la plus crédible possible de toutes les projections que l’acteur (et le metteur-en-scène avec lui) élabore à partir d’une approche analytique du texte. En somme, l’être-acteur tend à n’être qu’une marionnette qui répète dans ses actes ce que le pensé-acteur considère être l’expression de vie d’un personnage, d’une situation…
Si nous imaginons l’acteur comme un peintre devant sa toile, nous pouvons mieux comprendre ce qui est en jeu. Le sens des mots, d’un texte, est un support : c’est la toile de fond sur laquelle l’acteur va étaler ses couleurs. Sans support, pas de jeux de couleurs, pas de jeux d’ombre et de lumière pour le peintre qui désire s’exprimer. Mais s’il choisit ses couleurs, s’il les étale en prenant le support pour source d’inspiration, il obtiendra un résultat terne et sans relief, ou purement décoratif.
Il y a ce même rapport entre le sens d’un texte et son interprétation psychologique. Il n’y a pas de relief, pas de vie réelle dans cette relation, car le jeu de l’acteur n’est alors qu’une doublure du sens du texte : le visage, les intonations, les attitudes expriment des stéréotypes. L’acteur feint d’être vrai avec du faux, le spectateur feint de recevoir le faux comme du vrai, et presque rien n’aura été touché dans son essence, ni l’homme ou la femme qui est derrière l’acteur, ni l’homme ou la femme qui est derrière le spectateur.
Comme le peintre devant sa toile, l’acteur doit s’appuyer sur le sens de son texte car il lui faut un support pour organiser son travail, mais la source de ses intentions, de ses gestes, de son expression vocale, c’est lui-même. Toutes ces choses – intentions, gestes, voix – vont croître dans la maison qu’il a choisi, le texte sur lequel il travaille. Elles ne vont pas croître de la même façon dans une autre maison, et c’est en cela que le sens d’un texte influe sur la croissance. Mais l’autre maison, la plus importante, la maison intérieure, c’est à dire l’être-acteur, son énergie, son dynamisme, ses émotions, tout cela c’est la vraie source du processus créatif.
L’acteur devient créatif quand il met ce qu’il fait en contact avec ce qu’il est, d’instant en instant ; quand il enracine la vitalité et la crédibilité de ses actions en lui-même et non dans son matériel de travail… Ainsi, l’action en soi – c’est à dire : le dynamisme des intentions, le rythme du débit vocal, la couleur de la voix, les suspensions et les reprises, les contacts avec l’environnement (partenaires imaginaires ou réels), le jeu des gestes dans l’espace…- l’action en soi, donc, a une vitalité qui lui est propre ; elle est une source débordante d’images qui, saisies par l’acteur (ou saisissant l’acteur) entrent en contact avec le sens des mots, avec les images des mots, pour créer une troisième dimension : un paysage qui n’existait pas auparavant. Un tableau est en train de naître, sous nos yeux étonnés, à partir de deux matières brutes : l’acteur et son texte, ou, pour reprendre l’image première, la toile vierge et, devant celle-ci, le peintre et ses couleurs.
En percevant que la source de l’action créative c’est lui-même, l’acteur peut entrer en conflit avec son matériel de travail, il peut accueillir son texte comme une obligation formelle qui ne mérite guère plus qu’une attention limitée. Mais tout comme le peintre prend grand soin de son support, tout comme il apprécie la texture de sa toile avant de l’utiliser, l’acteur doit aimer son texte, aimer le processus de découverte de son sens ; il doit avoir envie de le faire entendre au monde entier, car cette envie est un instrument qui permet à l’acteur de plonger dans cette machine complexe qu’il est à lui-même, pour en découvrir toutes les ressources.
Conversation autour du travail de l’acteur
(extraits d'un échange enregistré à l'université de théâtre UNI-RIO à l'issu d'un stage intensif de 2 mois / Publication dans ATO AÇÃO, sous le titre « Qu'est-ce qui se passe ? »)
…. Sur la relation de l’acteur avec son matériel de travail ?
Parlons du problème de l’image, quel est son rôle dans le travail ? Pour commencer, qu’est-ce qu’une image ? Ce peut être l’idée d’un personnage, ou un souvenir qui nous vient d’une situation particulière, d’une certaine attitude… L’image est construite par la mémoire et a une certaine forme. Nous pouvons aussi avoir des images moins précises sur le plan de la forme, peut-être des sensations, des sentiments qui viennent. Quelle attitude devons-nous avoir avec ces choses qui surgissent dans le travail ? Nous pouvons avoir une attitude, disons conventionnelle, en nous accrochant, en nous attachant à ces images, dans le sens de voir en elles la possibilité de créer une situation réelle qui les représente, et établir ainsi une relation directe de dépendance avec ces images. Mais qu’est-ce qu’une relation de dépendance ? Je peux chercher à interpréter mon mouvement intérieur, les images, les sensations… Cela peut fonctionner pour un moment et ensuite ne plus fonctionner. J’entre alors dans une relation artificielle, sans plus véritablement croire dans ce petit matériel de travail, mais je m’accroche : c’est quelque chose que je connais, j’en ai pris l’habitude, n’est-ce pas ?. Par exemple, j’ai l’image d’un personnage, je commence à travailler sur cette image, à la représenter à travers mon comportement corporel. Ensuite, au cours du processus, d’autres choses se passent qui viennent perturber mon plan d’action, des doutes apparaissent, et je me divise intérieurement entre celui qui tente de représenter l’image et celui qui pense l’image. Ainsi, je me retrouve face au problème de réussir à réunir ces deux parties : mécanisme familier, qui renforce ma relation de dépendance avec l’image et me ferme au surgissement de l’inconnu.
Le problème ce n’est pas l’image – une image, une sensation c’est quelque chose de vivant, qui se transforme, ça meurt et ça renaît sous d’autres formes… Je dirais que l’important c’est de percevoir tout le mouvement de dépendance que j’établis avec mon matériel de travail, c’est de voir que je fige mon rapport aux choses en les nommant ; c’est à ce niveau qu’il s’agit de faire attention. En relation au travail que nous développons, ce qui est intéressant c’est que lorsque nous vivons ces moments où nous percevons nos mouvements de dépendance, c’est comme si nous posions dans l’instant le pied en un lieu inconnu. C’est comme un petit choc, qui laisse apparaître une révélation de soi, et c’est dans cet instant, que j’appelle « le vrai mouvement de travail », que se localise la source d’une relation crédible avec le travail. Par exemple, j’ai une image en moi qui me vient d’une certaine situation. J’ai le désir de m’appuyer sur elle pour mon action. Je ressens des problèmes, des difficultés, je me mets à la recherche d’une solution. Je cherche les solutions en portant un jugement sur mon action, ce qui va, d’une certaine manière, figer ma relation au travail. Je perçois cela, je « juge le jugement » pour en sortir… Et je résiste à un autre niveau, je résiste à ce qui se passe en moi… Ainsi, je me confronte avec les incertitudes, les doutes, les moments où il n’y a pas de doute, et tout ceci est le mouvement de la pensée, et même physiquement j’ai des sensations d’inconfort, de lutte qui surgissent. Je ne vais pas pour autant arrêter mon travail, renforcer ma dépendance par le rejet…
Alors, que reste-t-il ?
Il reste ce que j’appelle « l’observation » de tout ce mouvement que je viens de décrire. Je perçois une tension en une certaine partie du corps, peut-être parce que j’aimerais, en cet instant, avoir du succès, être dans un état où je ne pense plus, où les choses coulent naturellement, où j’atteins enfin un résultat. Tous nous voulons cela, n’est-ce pas ? Et cette perception en elle-même est comme une respiration à l’intérieur de ce mouvement de tension. Je veux dire, c’est à l’instant même de la perception que le point en tension peut relâcher. J’ai par exemple le sentiment à un certain moment que je ne peux plus continuer. Aussitôt je commence à trouver cette tension mauvaise. Je dois relâcher ! J’entre dans le processus du jugement – c’est bon, c’est mauvais… – et je renforce la résistance au travail. Mais je peux aussi laisser ces moments de perception du mouvement intérieur me guider, pour révéler quelque chose de moi. Et si je suis disponible pour observer ce qui se passe, peu à peu je commence à découvrir comme des espaces entre ce que je ressens et ce que j’interprète de ce que je ressens. C’est précisément là, dans ces intervalles, que l’impulsion peut travailler. C’est là où perception et action ne sont plus séparées, c’est là que l’action se donne. La perception est le moment où l’impulsion agit.
… Sur se maintenir actif, vivant, à l’intérieur d’une structure fixe ?
Prenons cet exemple simple : je suis à un endroit et je dois me rendre à un autre. Pour cela je dois prendre un certain chemin. C’est une structure. Chaque jour, chaque matin je vais emprunter ce chemin, parce que c’est bien agréable de le parcourir. Bon. Chaque matin la couleur du ciel est différente, parfois il pleut, parfois il vente fort. Selon l’époque, les arbres que je rencontre ont ou n’ont pas de feuillage, parfois apparaît un animal, tout ceci est le mouvement de la vie, mais la structure ne change pas. Heureusement qu’il existe tout ce mouvement, c’est par lui que la structure continue d’être vivante pour moi, c’est par lui que chaque matin je me lève avec un intérêt renouvelé pour cette promenade. Je peux aussi faire cette promenade au nom d’un projet, parce que je considère que c’est bon pour la santé, pour le cœur, respirer l’air pur, et comme je dois m’entraîner je vais acheter une montre pour mesurer mon battement cardiaque. Poussée à l’extrême, ma relation au parcours est complètement égocentrique, fermée à la vie environnante. Je commence à établir une relation de propriété avec l’action de se promener, l’environnement n’a de valeur qu’en fonction de mes objectifs. C’est simple à entendre, il suffit de regarder autour de soi. Par exemple, sur ce chemin bétonné du bord de mer : les personnes se déplacent comme des mécaniques bien réglées. C’est bon pour le corps, pour le cœur. Ils regardent leur montre, s’entraînent jusqu’à la fin du parcours balisé, puis reviennent. Et pendant ce temps, que voient-ils ? Quelle relation ont-ils avec l’espace qui les accueille ? L’espace qu’ils se donnent pour structure ? N’ont-ils pas établi une relation mécanique avec elle ? Il n’y a pas de différence, sur ce plan, entre l’action de marcher ou celle de dire un texte dans l’environnement particulier du théâtre. C’est un espace particulier, où je fais des choses particulières, dans la mesure où les circonstances déterminent le type d’action à développer. Donc, je vais travailler à partir d’un texte, et on m’a toujours dit que je dois travailler avec le sens des paroles, que je dois me concentrer sur les intonations, pour qu’elles correspondent au sens des phrases. Je commence alors à établir une relation mécanique, liée à ce qu’on m’a répété sur « comment dire son texte », comment l’analyser. De cette manière, je vais commencer à baser mon action sur l’analyse et tout mon problème se résume à définir ma relation au texte d’une façon définitive. Plus j’ai de réponses toutes prêtes sur ce que je dois faire, moins il y a d’inconnu dans ma relation à ce que je fais, plus je me sens en sécurité. Je prends un bulldozer, je détruis les obstacles et je fais une autoroute. Comprenez-vous comment nous aboutissons aux autoroutes ? C’est cela, sur la question des structures, il y a des chemins qui se forment parce qu’ils sont répétés au long du temps qui passe, par le simple fait que quelqu’un suit une direction particulière. Ainsi, il se crée des références sur le chemin, des points de rencontre, des sources qui passent en tel ou tel endroit. Je veux dire, le chemin est créé par la relation que j’établis avec lui, plus que par la relation avec ce que je veux en faire. Je peux aussi construire une structure à partir d’un processus analytique, d’une projection mentale de mon comportement, de mes actions, et c’est ce que je nomme « processus mécanique ». Au milieu des possibilités qui s’offrent à moi, je choisis de prendre le bulldozer et de tracer une route dans la forêt. Mais une autre façon de procéder est d’explorer cet espace de la forêt en laissant peu à peu des traces. Je vais prêter attention pour que ces traces ne détruisent pas ma relation avec cet espace inconnu. C’est un processus de symbiose, où je crée l’espace en même temps qu’il me crée. Puis-je avoir ce type d’attitude dans le travail théâtral ? Nous avons la salle, nos partenaires, nous-mêmes, notre propre monde intérieur et, à travers la pratique, se révèle peu à peu la structure dont j’ai besoin pour entrer dans ce processus symbiotique avec l’ensemble de ces éléments. De cette manière, la structure est reliée au milieu dans lequel elle s’inscrit, ce qui demande une attention majeure sur mon propre comportement dans le travail, une attention fondamentalement active, décisive.
… Sur la question de la décision ?
Pour engager une action, je dois prendre une décision : cet endroit ou celui-ci ? Je me décide à partir de là et j’avance. Ce type d’impulsion est nécessaire pour commencer à entrer en relation avec le milieu dans lequel je compte travailler. Je dirais que c’est le moment le plus difficile, car en prenant cette décision initiale, j’y vois la possibilité d’arriver à un résultat déterminé par avance. Ce que je veux dire, c’est qu’il est difficile de rester sur le mouvement de la décision. Par exemple, je vois un objet et je décide de changer de lieu pour le prendre. J’exécute l’action, et aussitôt l’objet en main, le problème perdure : que faire maintenant ? Je peux également percevoir que telle décision induit un changement de respiration dans le corps, une réorientation de l’énergie. Je peux ou non concrétiser l’action envisagée, cela n’a plus autant d’importance, la décision en elle-même révélant une dynamique intéressante à explorer. De cette façon je suis en relation avec le processus de décision, et non avec les circonstances particulières qui l’ont suscitée, ce qui ne m’empêche pas de réaliser aussi l’action. Autre exemple : j’ai expérimenté un certain niveau d’impulsion qui m’intéresse. J’ai donc le désir et je prends la décision d’y revenir. Mais je m’aperçois que ce n’est plus tout à fait semblable à ce que j’ai vécu au moment où j’arrivais à ce niveau, et la décision de retrouver ce moment se transforme en effort. Je commence à établir une relation conflictuelle avec le processus. Mais je peux aussi, en pleine action liée à cette décision, percevoir que ce n’est pas ça, voir que ce n’est pas ça, et accueillir cette perception comme un nouvel impulse de la décision. Alors, il n’y a pas de résistance, c’est l’énergie de ce qui est à chaque instant, c’est une décision permanente.
Le mouvement de la pensée dans l'expression
Si l’on est disposé à observer « ce qui est », force nous est de constater que toutes sortes de conflits, mineurs ou majeurs, encombrent le cours de notre vie : conflits entre soi et les évènements qui ne se déroulent pas toujours comme on le souhaite, entre soi et les autres qui n’agissent pas comme on l’attend, entre soi et l’action en cours lorsque son résultat n’est pas conforme à notre attente, entre ce que l’on est et ce que l’on souhaite être… Et on s’accommode tant bien que mal de cette succession ininterrompue de désagréments psychologiques, ponctuée de plaisirs et de joies éphémères qui ressemblent à des fuites en avant, des refuges ou des distractions bienvenues….
Qu’est-ce qu’une action créative, pour l’acteur, dans ce désordre intérieur ? En est-elle le produit ? Peut-elle s’en nourrir ? Cette question vise ce que l’acteur engage de vivant dans son action, et non le matériel sur lequel il s’appuie (textes, situations, personnages, techniques de jeu…). Ce matériel est, pour l’acteur, semblable à la palette de couleurs du peintre. C’est en partant de ce chaos de teintes, et par le jeu des contrastes et des harmonies chromatiques, qu’il va mener à bien son travail expressif. Mais ce travail restera très superficiel s’il n’est pas nourri par une question plus fondamentale : comment fonctionne cette « entité » qui pense en nous et que nous appelons conscience, quelles en sont les tonalités psychophysiques ? Cette question est déterminante pour l’acteur, s’il souhaite aller au-delà d’une production de signaux expressifs conventionnels, s’il veut découvrir le sens d’une relation créative au corps et à la voix, à ce qui l’environne et à ses partenaires.
Le mode d’être de notre conscience façonne nos actions.
Si nous sommes par trop préoccupé du résultat de l’action, cela entraîne une pression psychologique qui crée un voile, une distance entre ce que nous sommes et ce que nous faisons : guidés par nos désirs, nos attentes, plutôt que par la situation réelle, nous devenons moins attentif au développement de l’action en elle-même, nous répondons avec retard à l’imprévu ou au défi, aux perturbations internes ou externes, nous doutons…La conscience peut-elle s’affranchir de ces mécanismes ? Peut-elle être libre de tout conflit, pleinement attentive et passionnée par ce qui se passe ? Peut-elle s’écouler vive et souple, abordant toutes les résistances, tous les écueils avec clarté et promptitude ? Cela arrive parfois : de rares instants magiques où toute idée d’effort disparaît, où la conscience n’a plus pour motif que la seule beauté des instants qui s’enchaînent. Elle n’ajoute pas le poids de sa volonté au poids du matériel qui structure son expression. Elle est reliée à ce matériel aussi légèrement que peut l’être le parfum d’une fleur au terrain qui l’a vu naître : bien que la fleur puisse lancer son parfum pour attirer tel insecte à elle, le parfum, lui, est absolument libre et innocent de son origine et du message dont il est porteur.
Donc, qu’en est-il vraiment de la vie intérieure d’un processus expressif ? Nous sommes si anxieux de justifier nos actes par un but à atteindre ; il est si important de se sentir reconnu, si important de gagner notre place dans la vie, d’atteindre à un certain bien-être, d’obtenir la récompense de nos efforts. Nous sommes si désireux de « réussir », et si bien conditionnés à satisfaire ce désir… Tout ce mouvement plus ou moins subtil de la pensée et des sensations est source de conflit entre la réalité du moment et ce que nous voulons. Il fait invariablement naître un décalage, une dissonance entre l’action et celui qui agit.
Un exemple : j’engage un processus qui a une certaine valeur pour moi. Puis la réalité, les circonstances, le moment, font surgir une autre valeur qui vient contredire la première. Je commence à me poser le problème du choix : dans cette direction ou dans celle-ci ? Suis-je dans le vrai de cette manière-là ou n’est-ce pas plutôt cette idée la meilleure ?… Le doute alors apparaît, avec le jugement, qui tente de résorber le doute – le tout comme une troisième valeur qui jouerait le rôle d’arbitre – et la confusion s’installe dans ce qui semblait au départ si simple. En proie à la confusion, je cherche de nouvelles idées ; ou bien je me fixe sur un choix, simplement pour ne plus être dans l’incertitude… Pendant ce temps les actions s’enchaînent, modifiées ou non, et elles gardent les traces, imperceptibles ou évidentes, de mon état de confusion et de mes efforts pour en sortir. Ces actions s’inscrivent toujours dans un environnement, et puisqu’elles sont confuses et instables dans leur essence, elles finissent généralement par heurter l’environnement. C’est donc à partir d’une relation conflictuelle que j’espère entrer en communication avec l’autre, si possible de façon créative et vraie…
Comme je suis un être « sensible », je perçois mes dissonances et mes artifices pour les dissimuler, ainsi que le sentiment d’incomplétude dans lequel je me trouve. Alors, bien sûr, je me veux « autre », je veux changer ma réalité, je veux être plus vrai, plus présent, plus créatif. Et me voici aussitôt retombé dans le conflit, qui est déperdition d’énergie, manque d’attention et de présence à la vérité du moment. Mon esprit, comme une machine déréglée, dépense son énergie à régler les problèmes que son agitation même fait naître…
A nouveau, la même question se pose : la source intérieure d’une action, est-ce l’état de confusion ? Et s’il en est ainsi, peut-on observer cet aspect des choses sans faire le moindre choix ? N’existe-t-il pas une sorte de « méditation active », une approche pratique, une compréhension de notre action qui soit sans motif aucun ? Qui ne provienne pas d’un jugement, en négatif ou en positif ? D’une volonté tendue vers un but de réalisation personnelle ? Sommes-nous véritablement curieux du mouvement toujours neuf de « ce qui est » ? Et si notre curiosité manque d’ardeur, pouvons-nous observer avec « passion », avec sérieux et assiduité ce fait même ? Cette question est balayée lorsque – aiguillonné par la peur de ne pas réussir, du vide qu’aucune réponse ne comble, du manque de justesse dont nous « connaissons » le goût – nous nous précipitons dans l’accumulation d’informations et de techniques, d’effets virtuoses et de complaisances psychologiques : les unes nous stimulent par les promesses de réponses que nous y voyons, et les autres nous donnent cette sensation de sécurité tant recherchée – en somme, nous nous attachons à renforcer l’épaisse carapace de nos réponses toutes faites, complaisamment acceptée pour autant qu’elle absorbe efficacement les provocations de la vie.
Peut-on être créatif dans ce désir de sécurité psychologique ? Ce qui me donne la sensation de sécurité c’est ce que je connais : soit que je m’attache à l’image rassurante d’un futur balisé, en adhérant à un « système » développé par un autre et en retardant ainsi ma propre expérience du réel – en somme ce processus d’apprentissage que l’on nous impose dès notre plus jeune age et qui détermine notre relation au monde –, soit que, dans un mouvement d’adaptation supportable, je m’accroche à mes acquis en écartant toute question qui viendrait les remettre en cause. Dans tout les cas, ce qui est important c’est ce qui est connu : le connu de l’autre, d’une discipline ou d’une vérité pleine de promesse, ou le connu de mes possessions ou de mon savoir. Ce que nous appelons créativité n’est alors qu’un changement de vêtement recouvrant les mêmes formes, un processus qui va du connu vers le connu.
La vie intérieure de l’action, c’est peut-être d’abord cela : l’enquête passionnée d’elle-même, cet état d’être particulier qui n’a d’autre motif que d’être présent et attentif à ce qui se passe. Il ne s’agit pas d’une introspection nombriliste, ni d’un processus analytique, ni d’un effort en vue d’un résultat prédéterminé. Il s’agit de la simple observation lucide de « ce qui est » pendant que « ça » agit : pensées, mobiles, mouvements intérieurs et leurs effets extérieurs… Au cœur de ce processus, des réponses apparaissent, bien sûr, non plus en tant qu’images convenues de notre désir de résultat, mais comme le produit expressif de vérités organiques profondes.
Prenons une chose toute simple ; nous connaissons un texte, un chant, une situation, un enchaînement technique, un défi à relever… Nul besoin d’anticiper sur le résultat ou d’impliquer la pensée, peu importe que l’on réussisse à obtenir de notre action ce que l’on y projette. Laissons couler l’action à partir de là. Observons cet écoulement qui, immanquablement, se troublera de pensées, de jugements variés, d’insatisfactions, de mouvements en vue de réaliser l’action « idéale ». Nous sentons, par exemple, que notre processus n’est pas vraiment crédible, qu’il est incomplet ; ou que nous pensons à autre chose ; ou que nous éprouvons une certaine difficulté, une certaine peur ; ou que nous nous efforçons de ressentir plus de justesse, plus de vérité… Pouvons-nous suivre chaque perturbation, chaque difficulté, chaque peur lorsqu’elles se présentent ? Suivre leurs détails, leur « forme » intérieure, leurs effets dans le corps, la voix, le geste ? Leur impact sur la relation ? Pouvons-nous suivre tout ceci sans juger, sans forcer la résolution de chaque problème qui se présente ? Sans choisir, ni retenir, ni rejeter ? Sans interrompre le processus ? De même lorsque nous nous sentons inspirés, vrais, que nous éprouvons un sentiment de réussite, qu’aucune peur ne nous trouble, pouvons-nous suivre ces sensations avec la même attention ? Sans jamais nous y attacher ? Sans chercher à les faire durer ou à les retrouver pour le bien-être qu’elles procurent ? Elles ne sont que l’écume d’une articulation organique plus profonde. C’est cette articulation qui est notre véritable maître : nous ne pouvons comprendre ses lois si nous sommes aveuglés par la petite lumière de nos sensations.
Si nous sommes vraiment très attentifs, souples et passionnés, l’énergie même de l’observation peut révéler des interstices, d’infimes pauses mentales, un effacement de l’ego qui laisse soudainement place à un processus psychophysique inspiré, une vie « libre et innocente de son origine », capable de faire vibrer toute structure perçue comme un voyage dans l’inconnu plutôt que comme une forme figée. Mais arrivés à ce point, un autre piège se profile : en recherchant cette qualité de vie, nous la transformons en idéal – ce qui déclenche aussitôt ce décalage, cette dissonance si têtue entre le réel et notre désir, entre la vie telle qu’elle est et la vie telle que nous la rêvons. Il ne nous reste donc que l’observation, le « faire attention » sans mobile, et aussi l’énergie de ce « faire attention » qui alimente, d’instant en instant, notre processus expressif. Nous découvrons alors que la source de notre créativité se trouve là où nous sommes, et non là où nous nous projetons. Nous découvrons que ce processus nourri d’attention est déjà en soi l’artisan d’une vie rayonnante de souplesse et de fluidité, d’une vie éveillée à la valeur présente de l’action en cours et prompte dans ses réactions.
Une action où vie et structure s’accordent est créative dans le sens où elle est profondément réceptive aux perturbations, d’où qu’elles viennent. Elles ne sont plus perçues comme des menaces mais comme l’expression toujours neuve de systèmes fondamentaux stables.
La beauté d’une aube ou d’un couchant, d’un paysage, du mouvement chantant des vagues, résident dans l’inimitable renouvellement des mêmes lois.
Que fait l'acteur ? Quel champ laboure-t-il ?
Que fait l’acteur ? De quoi va-t-il s’occuper en priorité ? Comment et que produit-il ?
Commencer au tout début de la question semble inutile tant cette portion de réponse est évidente : l’instrument par où l’acteur s’exprime c’est lui-même, le support de son expression c’est lui-même et le résultat auquel il va inévitablement aboutir c’est une certaine combinaison de lui-même, inséré dans un ensemble. Il est à la fois le point de départ, le territoire et le point d’arrivée de ce qu’il produit.
Cette chose qu’il produit, elle n’existe pas hors de son corps. Mais qu’est-ce que cela veut dire ? Ça veut dire quoi qu’il est d’abord et avant tout face à lui-même, que la valeur de son acte, la toile sur laquelle il peint, c’est son corps même ? Qu’est-ce qu’il peut bien produire l’acteur, sur cette base ? Qu’est-ce qu’il crée ? Un personnage ? Voyons ce qu’implique une telle notion : Il y a un corps, il y a une entité qui s’identifie à ce corps, et voilà que cette entité s’amuse à inventer que son corps représente une autre entité ? Ça n’a pas de sens, aucune possibilité d’une action sincère et authentique là-dedans… Sauf si on envisage l’idée de possession, l’idée que quelque chose de plus grand se saisisse des commandes… ?
Quand le peintre crée, la valeur de son acte c’est ce qu’il projette de lui-même dans le pinceau qui touche la toile. Le pinceau ce n’est plus son corps. Bien sûr il y a nécessité du contact, et c’est par-là, seulement par-là que le corps du pinceau devient en quelque sorte possédé par la volonté du peintre.. Est-ce qu’on peut dire que le peintre invente une possession ? Pas exactement, pas vraiment, ce n’est qu’une conséquence de quelque chose d’autre ; prenons Deleuze : il dit « des lignes et des couleurs », et aussi il faut qu’une nécessité engage le peintre, ce n’est pas n’importe quelles lignes, n’importe quelles couleurs…
L’acteur est un outil à lui-même ? C’est un lieu commun, quelque chose que l’on dit pour évacuer la question.
Quand le musicien joue, la valeur de son acte c’est ce qu’il projette de lui-même dans la vibration de l’instrument. Musicien + instrument = musique. Pour l’acteur il y a bien un premier terme, mais où est le deuxième ? L’instrument, le pinceau de l’acteur c’est lui-même, et acteur + acteur = quoi ?
C’est qu’il y a la dimension intérieure de l’être qui entre en jeu. Le tableau que l’acteur fait apparaître sur scène est une combinaison complexe d’actions arrangées de manière telle qu’elle parait être le produit de la dimension intérieure d’un être, que l’on nomme personnage. Et c’est là que ça se complique : dans l’idéal de création de l’acteur, cette relation entre combinaison d’actions et dimension intérieure doit permettre au spectateur de percevoir aussitôt que quelque chose de vivant est en train d’œuvrer, qu’il peut identifier là une vérité d’existence, par-delà la convention. Mais qu’est-ce que c’est qui est vivant ? L’acteur ? C’est trop simple, c’est un peu comme de dire : est vivant ce qui est vivant, tout est dit et il n’y a plus qu’à s’occuper des combinaisons. Ce que fait très bien la gymnastique du corps ou de la voix. Alors, qu’est-ce qui est vivant ? Le personnage ? Ça ne veut rien dire, il n’a pas de vie hors de la chair qui la porte. Un personnage c’est au mieux une série de petites intuitions, de petites expériences qui guident la recherche, au pire une liste descriptive : il est, il ressent et il fait ceci ou cela, ce qui ressemble à s’y méprendre à une liste de courses à faire. A nouveau qu’est-ce que c’est qui est vivant ? Les actions ? Pas d’actions sans quelqu’un ou quelque chose qui les produit, elles peuvent se prolonger par un effet mécanique mais la vie c’est un peu plus complexe qu’un effet mécanique.
Revenons à l’acteur… Être humain, vivant donc, mais il a un problème de taille : il lui est physiquement impossible de prendre de la distance face à ce qu’il crée. C’est même l’exact opposé qui le guette : plus il avance dans sa recherche, plus il se confond avec elle et plus il doit plonger en lui-même dans une espèce de renversement de la notion de distance…
Il y a l’esprit qui, dans une certaine sphère de son rapport à l’action, se définit acteur. Il pourrait se définir laboureur ou peintre, menuisier ou écrivain. Il se définit acteur. Ça implique quoi ? Que son corps est le champ qu’il laboure ou la toile qu’il recouvre. Que son corps est le support de sa production. C’est par-là que le fruit de son travail peut venir à maturité. On a donc l’esprit acteur et le corps qui est agi, mais ça pose un problème : l’esprit ne peut rien par lui-même dans le monde sensible. L’esprit acteur, l’esprit laboureur, l’esprit peintre, ça a besoin d’un corps pour façonner la matière, ou pour avoir ne serait-ce que l’idée même d’une action sur la matière. C’est l’esprit soudé à un corps qui agit. Esprit et corps forment approximativement un tout, une petite boule de matière/conscience, et c’est ce tout qui est possibilité d’intervention volontaire sur la matière. Or, la première matière par où s’actualise cette possibilité, ce n’est pas nous même, mais toute matière distincte de nous – la terre, la toile, le bois…
Bien sûr, le corps aussi est matière lorsqu’on y imprime des marques, tatouages ou autres : un corps-matière devenant gravure pour dire quelque chose de nous-mêmes ?
Mais il ne s’agit pas de cela : pour l’acteur, la matière sur laquelle il intervient pour créer est tout à fait singulière, puisqu’il s’agit de donner le sentiment d’être intérieurement autre que ce qu’il est, de produire en lui-même des évènements qui le transforme. On peut dire que le rapport entre l’acteur et ce qu’il crée est comme une traduction en acte d’un concept philosophique clé, posé par Spinoza : la notion de cause immanente, c’est-à-dire cette cause bizarre telle que, non seulement elle reste en soi pour produire, mais ce qu’elle produit reste en elle. Dieu est dans le monde, le monde est en Dieu.
Rien ne change de fondamental dans le corps de l’acteur – physionomie, géographie corporelle, masse… -, au contraire de ce qui se passe lorsque nous intervenons sur une matière distincte de soi : il s’agit toujours de retrancher, de rajouter, de croiser, de souder, d’imprimer…
Ce concept de Spinoza est intéressant à plus d’un titre ; une fois dégagé de son contexte – comment définir Dieu – il aide à mieux comprendre ce qui est en jeu dans le travail de l’acteur.
Être acteur c’est une pénétration de soi par soi : je suis mon propre champ, je sème en moi-même pour transformer et produire. Mais à quel niveau, la transformation ? D’une masse chien, j’aboutis à une masse chat ? Absurde… Mais la masse chien qui, par l’effet de la conscience qui investie chacune des parcelles qui constitue cette masse, y imprime une qualité de mouvement telle qu’elle donnerait le sentiment qu’un esprit (?) chat possède la masse chien…?
Mais qui est cette conscience qui opère ? Celle du chien jouant à être chat ? À un certain niveau c’est bien ce qui se passe, c’est ludique, on y engage son énergie, on y croit, c’est vif et dynamique. Mais aussitôt que « moi/je » s’interpose dans le jeu, que mes attentes, mon sentiment d’échouer ou l’importance que je me donne me guident, alors le jeu laisse place à la contrainte, à l’effort, à la recherche d’un gain…
C’est donc peut-être bien l’esprit qui est la vraie toile de l’acteur : pour un temps qui ne peut être que profondément ludique, « je » est possiblement un autre. Finalement, serait-ce que le « rôle » de l’acteur est une sorte de possession, d’abandon ? Un oubli momentané et joyeux de soi qui laisse place à… ?
La mémoire corporelle et autres observations
Lorsque la mémoire corporelle d’un processus expressif est insuffisante, notre réaction immédiate c’est de faire intervenir la mémoire psychique, les images mentales que nous avons de notre travail. Cette bascule se fait de façon subtile, imperceptible à l’esprit qui se projette dans le futur : si je fais telle ou telle chose c’est parce que j’ai l’espoir qu’elle me mènera à une certaine compréhension, à une certaine vérité qui me manque, ou parce qu’elle est l’entraînement nécessaire à l’amélioration future de mes capacités, ou encore parce qu’ayant perdu le sens intime d’une chose, je la continue en vue de satisfaire une attente. De tout ceci, le sentiment d’effort naît et mène à des blocages que la volonté est impuissante à effacer complètement, à des impasses qui obligent à déployer des argumentations intellectuelles sans fin sur le « pourquoi » de ces difficultés : nous pouvons nous épuiser à justifier sans cesse l’effort fourni, sans jamais nous apercevoir que c’est cet effort même qui produit ce processus au cours duquel, détaché mentalement de l’action, nous en jugeons les résultats. Nous nous trouvons alors prisonnier d’un cycle : action – observation – jugement – analyse – solutions – stratégie – action… ce cycle se reproduisant de lui-même, grâce à l’énergie que lui procure notre espoir d’atteindre à une vérité expressive stable et productive. Les fruits de ce cycle peuvent avoir l’apparence du vrai, mais on y sent toujours le procédé manipulateur de l’esprit sur la matière, en lieu et place d’un mariage esprit/matière créatif et équilibré.
La justesse de ce mariage dans le temps – la mémoire corporelle – est le fruit d’une exploration patiente, jusqu’au plus petit détail, de notre manière de relever un défi. C’est le repérage progressif des impulsions justes au moment juste…
Quand je suis profondément intéressé par ce que je fais, quand je suis vraiment curieux de ce que me révèle l’action, quand je n’ai plus besoin de justifier la poursuite de cette action par les résultats hypothétiques que j’en attends, alors, quoi que je fasse, la notion d’effort disparaît – ce qui n’exclue pas les difficultés techniques de mon travail, mais ma manière de résoudre ces difficultés n’est plus soumise à mon devenir psychologique. Je suis alors attentif à la beauté en soi de ces difficultés, à leurs qualités particulières lorsqu’elles se présentent à moi, et à la danse de mes impulsions.
Agir, c’est ce processus de me découvrir pas à pas, c’est prendre conscience de l’intime rapport de l’action avec moi, avec l’essence de mon être. Agir, c’est saisir l’action « tout contre moi » – ou plutôt être saisi par elle – sans pour autant m’en sentir le propriétaire. Ce qui m’appartient, ce n’est pas l’action, mais la manière toute particulière que j’ai de l’embrasser, de me fondre en elle pour qu’à travers moi elle s’accomplisse. L’art de l’acteur, ce n’est pas que l’action s’accomplisse – c’est de toute façon son destin, puisque matériellement elle a un début, une progression et une fin – l’art de l’acteur, c’est de révéler, d’instant en instant, la beauté singulière, inimitable, qui caractérise le passage du processus à travers lui, qui en est le véhicule.
Il me faut percevoir ce fait qu’un processus quel qu’il soit, et jusqu’à son résultat même, ne m’appartient pas en propre – au moins dans son essence – bien qu’il semble être lié localement, dans le temps et dans l’espace, à ma présence. En effet, je n’ai pas choisi d’être ce corps, avec ses particularités, ni les influences matérielles et psychologiques de mon milieu de vie, je n’ai même pas véritablement choisi les actes et les situations qui paraissent déterminés par moi, puisqu’ils s’inscrivent dans un ensemble plus vaste d’actes et de situations contre lesquels je ne peux rien, alors même qu’ils influencent profondément les circonstances dans lesquels j’agis. Ce qui est de ma responsabilité, ce qui m’appartient en propre et qui est extraordinairement important, c’est la coloration toute particulière que prend à travers moi le mouvement de la vie, c’est prendre conscience de ce que « je ne suis pas » à travers ce que je fais.
Quand je cherche à faire d’un processus l’objet de ma réussite, j’introduis inévitablement la peur de ne pas réussir, et agir dans la peur, consciente ou inconsciente, suscite le désir de me protéger, de m’enfermer dans une logique d’auto-justification, en rejetant tout ce qui semble remettre en cause cette logique. Ce n’est pas ma volonté, c’est la découverte de ma cécité qui transforme véritablement : je cesse alors de m’identifier à l’action, ou d’identifier qui que ce soit à une action donnée. Il n’y a plus de « moi » ou de « lui » pris dans l’effort de rendre un processus conforme aux attentes. Il ne reste qu’une question difficile mais partagée par tous et examinée avec délicatesse et confiance : être matériellement ou techniquement rigoureux et discipliné, et psychologiquement ou émotionnellement libre de toute contrainte ou attente.
Lorsque nous sommes inattentifs, ce partage et cette confiance se dégradent insensiblement, et on perçoit particulièrement vite les effets de cette dégradation dans un entraînement collectif basé sur des improvisations individuelles. Si je suis matériellement contraint par les circonstances – et je le suis sans cesse, car il n’y a pas de liberté possible sur le plan matériel – suis-je obligé de l’être sur le plan psychologique ? Le sentiment d’une contrainte résulte d’une contradiction entre ce que je veux et ce que je peux. Il dépend de moi de réaliser entre ces deux termes l’ajustement qui me libère. Mon libre arbitre, c’est peut-être bien cela : exprimer ou non la plus haute attitude créative possible dans les limites imposées par les circonstances. Les circonstances matérielles des choses n’étant jamais figées, la matière étant par essence un mouvement dans le temps et dans l’espace – un jeu de relations – les limites de « ce que je peux » ont cette caractéristique exaltante de n’être jamais véritablement fixes. C’est pourquoi mon « vouloir », bien qu’il apparaisse limité par « ce que je peux », est en mesure de découvrir un champ illimité d’attitudes créatives.
Mon vouloir est créatif lorsqu’il est « non vouloir ».
Les conditions de la création théâtrale
(publication dans ATO AÇÃO, Journal de l'Université UNIRIO - Brésil)
Du point de vue du travail de l’acteur, la pratique théâtrale doit pouvoir offrir à celui-ci les moyens de l’éclairer sur son processus créatif. Pour identifier ces moyens et les mettre en œuvre, il faut s’intéresser de très près au mode d’être de l’individu et développer des liens opérationnels entre la connaissance de soi et un art qui fait des relations humaines son champ d’étude et de réflexion.
Dans cette perspective, ce qu’il y a de plus important pour l’acteur est le fait que son fonctionnement psychophysique – son « être vivant pensant » – est de nature dynamique, c’est un processus de transformation permanente : celui qu’il est maintenant n’est jamais exactement semblable à celui qu’il fut précédemment. Lorsque l’acteur base son travail sur l’observation de cette vérité, il découvre, et nous avec lui, que plus il opère en accord avec la nature dynamique de son fonctionnement interne, plus l’énergie et la vitalité de cette nature exerce son action libératrice sur le processus expressif lui-même.
Si nous voulons qu’une recherche de ce type alimente la pratique théâtrale, l’acteur doit bénéficier de périodes de travail non soumises à la pression productive, des périodes où il va utiliser les supports techniques de son travail pour observer la façon dont son mode d’être corporel et mental conditionne ses actions. La compréhension qui en découle aide l’acteur à devenir de plus en plus responsable de son processus artistique : une idée, une image, une technique expressive, le sens donné à une parole ou à une situation scénique ne s’imposent plus à lui comme des autorités, comme des modèles de comportement auxquels il doit s’identifier et qui peuvent l’entraîner à produire conventions et effets scéniques stéréotypés.
L’authenticité et la justesse d’une action théâtrale naissent et se nourrissent de l’existence de liens organiques entre la liberté intérieure de l’acteur et son matériel de travail. Cela demande des conditions de travail qui protègent pour un temps la recherche : un espace d’éducation permanente, où la production de résultats est subordonnée au fait que l’acteur est le sujet et l’objet de son enquête. Une pratique théâtrale qui s’appuie sur la réalité intérieure de l’acteur touche le spectateur dans ce qu’il a de plus sincère en lui, sa propre pulsion de vie. Sa perception change de qualité, les idées développées dans le spectacle l’atteignent plus intimement s’il a le sentiment, derrière les formes et l’esthétique du travail, derrière les concepts et les symboles, que ce qui est dit et fait à chaque instant par l’homme ou la femme devant lui est exactement ce qui doit être, fruit d’une vérité intérieure partagée.
La collaboration dans l'entraînement collectif
Si je me soucie véritablement de quelque chose, de quelqu’un, j’ai l’énergie nécessaire pour agir avec justesse.
Agir juste implique un soin extrême de l’autre : il est là avec moi, participant au même entraînement collectif, poursuivant la même enquête que moi… et c’est en accompagnant son processus de près, en le soutenant dans son enquête, que je vais découvrir des réponses justes au cours de ma propre enquête. Je ne suis pas dépendant de lui, ni lui de moi, mais je ne suis pas non plus absorbé par mon propre processus, par mes intérêts, par les petits problèmes ou les petits plaisirs que je rencontre.
Cette enquête qui n’est ni la mienne ni la sienne, et qui demande ce soin extrême de l’autre, va nous faire découvrir différents niveaux de collaboration : l’articulation collective des impulsions, des rythmes et des formes de l’action individuelle, qui peuvent être semblables, ou contrastés, ou complémentaires. Et si je ne suis pas guidé par le désir d’exposer mon savoir ou de m’opposer au savoir de l’autre, je m’aperçois que ces différentes formes de collaboration me donnent l’énergie nécessaire pour approfondir mon propre processus.
L'action créative
L’action créative apparaît lorsque je suis libre intérieurement, lorsque mon comportement n’est pas conditionné par l’habitude, par ce que je connais, par les jugements que je porte sur moi-même ou sur ce qui m’entoure. L’action créative n’est possible que lorsque je m’oublie en quelque sorte, lorsque le désordre intérieur ou extérieur est un paysage de travail comme un autre. Être ainsi libre fait naître de l’ordre au sein du désordre. Je perçois un certain désordre – par exemple un conflit interne, ou un désaccord avec quelqu’un – et ce désordre a un effet désagréable sur moi. Ma réponse au désordre va être conditionnée par cette sensation négative. En vérité ce n’est pas le désordre en soi qui m’intéresse, ce que je cherche c’est de me libérer de cette sensation désagréable. Il y a conflit entre ce que je veux et ce qui se passe, et c’est à partir de cet état de conflit, de lutte, de désordre interne, que je répond au désordre. Ma perception est altérée : je ne regarde pas le désordre pour ce qu’il est réellement mais pour l’effet qu’il a sur moi. Je ne suis pas libre. C’est lorsque je ne suis pas en conflit avec le désordre que mon action devient créative, dans le sens de « introduire de l’ordre dans le désordre ».
L'action mécanique
L’exploration de l’état non-mécanique est impossible tant que l’état mécanique existe. Quand je fais un effort, quand j’insiste pour me maintenir là où je suis dans l’espoir d’entrer en contact avec quelque chose qui me donne une sensation de réussite, quand mon attention est occupée à conserver une sensation particulière de moi-même, par exemple le plaisir que me procure le flux d’un certain mouvement, quand je découvre que je me suis installé mécaniquement dans une action, je dois l’interrompre sans hésitation, la suspendre, et cette suspension même est la possibilité d’une action neuve, la réactivation de mon attention.
Travail sur les états « intermédiaires »
Tout ce qui est inaccompli, ou en voie d’accomplissement, le connu qu’on abandonne sans savoir ce que l’on va rencontrer, les vides qui naissent du différentiel entre ce que l’on espère trouver et ce que l’on trouve réellement… tous ces états « intermédiaires » sont une source fondamentale d’énergie et de créativité s’ils ne sont pas bloqués par nos peurs.
Faire de ces états intermédiaires un champ d’exploration méthodique :
- approche aussi objective que possible du corps, de la voix, des tensions et relâchements, des contradictions internes, musculaires, ou externes, telles que les directions,
- tout ceci avant que s’amorce un choix…
- porter son attention sur la transformation, la mutation qui est à l’œuvre dans les passages (d’une situation à l’autre, d’un mouvement à l’autre, d’une sonorité vocale à l’autre, d’un état à l’autre…).
Exercices improvisés axés sur cette question du passage/mutation. Travail sur la voix (son, parole, chant) à des points charnières de l’action : juste avant un passage/mutation, au cours du processus lui-même ou à sa fin, s’il se révèle clair dans ses étapes… et si la dynamique et les appuis internes le permettent.
Comment passer d’un espace à l’autre :
- en interne – le geste, la pensée,
- en externe – le déplacement et ses motifs.
Les stratégies d’approche sous la pression du désir :
- formulation externe : d’un partenaire à l’autre…
- formulation interne : du silence au chant/parole… et inversement.
Prolonger le silence au bord même de son envie de dire… Maintenir le chant/parole alors même que l’on désire son arrêt
Chaque mouvement du chant/parole est la possibilité de sa fin, comme un accomplissement sans cesse remis…
Quelque soit l’exploration engagée, ce qui est à l’étude c’est l’état lié au désir de toucher au but. C’est le dialogue esprit/corps dans le processus d’approche de ce que l’on vise ou souhaite obtenir.